Le sarcophage de Julia Tyrannia


Le sarcophage de Julia Tyrrania, conservé au Musée départemental Arles antique, constitue un témoignage archéologique exceptionnel de la vie musicale romaine aux IIe-IIIe siècles EC. Provenant de la nécropole des Alyscamps à Arles, cette œuvre en pierre de Fontvieille offre un panorama unique des instruments de musique de l'époque, à travers une composition sculptée en bas-reliefs. L'épitaphe latine évoque l'existence de Julia Tyrrania, décédée à l'âge de 20 ans et 8 mois, et célébrée pour ses vertus et sa discipline. Le sarcophage présente, de part et d'autre de cette inscription, quatre instruments musicaux emblématiques : une flûte de Pan, un orgue hydraulique, un luth et une lyre, témoignant de la richesse culturelle et artistique de la période romaine.

 

Textes, photos, vidéos © Patrick Kersalé 1987-2025, sauf mention spéciale. Dernière mise à jour : 16 juin 2025.


SOMMAIRE


Description générale

Le sarcophage dit de “Julia Tyrannia” a été fabriqué en calcaire blanc de Fontvieille. Provenant de la nécropole romaine des Alyscamps à Arles, il est daté des IIe-IIIe siècles EC. Aujourd'hui mis à l'abri au Musée départemental Arles antique, GeoZik l'avait photographié en 1987 dans l'allée de Alyscamps !

Selon le commentaire de la représentation 3D du sarcophage, la cuve fut récupérée durant la Révolution française par un salpêtrier qui l’utilisa pour son artisanat de fabrique de poudre avant de le restituer à la ville.

Ce sarcophage est, pour l'archéomusicologue, une œuvre exceptionnelle puisqu'elle montre quatre instruments de musique de l'époque romaine : une flûte de Pan (syringa), un orgue hydraulique (latin : hydraulis, français hydraule, grec : ὕδραυλις organon hydraulikon), un luth (πανδοΰρα, pandura) et une lyre (cithara ou peut-être phorminx). Notons toutefois que ces instruments ne sont pas des inventions romaines. L'orgue hydraulique a été inventé par les Grecs et les trois autres instruments dérivent d'inventions plus anciennes dont l'attribution exacte serait pure spéculation. Il est à noter qu’il n’existe aucune corrélation concernant l’échelle relative entre les quatre instruments.

Du point de vue du musicologue iconographe, on peut d'emblée affirmer que l'artiste qui a conçu ce sarcophage connaissait parfaitement ces instruments de musique. La précision est telle qu'elle donne l'impression que les instruments sont réellement posés ou accrochés devant nous.

En cliquant sur les chevrons du diaporama ci-dessous, vous pourrez découvrir le sarcophage original et les quatre instruments détourés. Pour voir le sarcophage en 3D, cliquez ici.

  • À gauche, un orgue hydraulique à huit tuyaux et une flûte de Pan suspendue. Au sol, un quadrupède (lion, bélier ou bouc selon les auteurs) au pied d’un arbre (un pin ?).
  • À droite, une lyre cithara posée sur un socle recouvert d’une draperie, son plectre, un luth à trois cordes. Une pancarte (?) accrochée à un clou.
  • Au centre, une épitaphe latine dont voici le texte original et la traduction :

IVLIAE LVC(i) FILIAE TYRRANIAE

VIXIT ANN(os) XX M(enses) VIII

QVAE MORIBVS PARITER ET

DISCIPLINA CETERIS FEMINIS

EXEMPLO FVIT AVTARCIVS

NVRVI LAVRENTIVS VCXORI

À Julia Tyrrania, fille de Lucius qui a vécu 20 ans et 8 mois.

Elle a été pour les autres femmes un exemple tant par sa vertu que par ses principes. Autarcius à sa bru, Laurentius à son épouse.



Structuration des deux scènes instrumentales

De chaque côté de l'épitaphe se trouvent deux scènes en bas-relief : à gauche, des instruments à vent (une flûte de Pan et un orgue hydraulique), à droite, des instruments à cordes (un luth et une lyre). Cette disposition évoque la célèbre opposition musicale entre Pan et Apollon dans la mythologie grecque, rappelant le concours musical jugé par Tmolus où Apollon triomphe de Pan. Cette juxtaposition symbolise probablement l'harmonie entre différentes traditions musicales et/ou l'étendue des talents ou goûts musicaux de Julia Tyrannia. La référence mythologique ajoute une dimension culturelle et spirituelle, tandis que la présence d'instruments variés et sophistiqués suggère un statut social élevé et une éducation musicale raffinée de la défunte. De plus, la musique, associée à Apollon, pourrait symboliser l'aspiration à l'immortalité ou à une forme de vie après la mort. Cette iconographie complexe témoigne de la richesse culturelle et des croyances de l'époque romaine, tout en honorant la mémoire et les accomplissements de Julia Tyrannia.


La flûte de Pan

Il existe, à l'époque romaine, deux types de flûtes de Pan :

  1. polycalame : fabriquée avec un assemblage d'un nombre variable de roseaux (canisses).
  2. monoxyle : fabriquée à partir d'une planchette de bois percée d'un nombre variable de trous.

L'instrument est typique de la période romaine quant à l'organisation des tuyaux. Si aujourd'hui nous sommes habitués à voir les tuyaux organisés selon une décroissance linéaire, il n'en était pas ainsi à cette époque. Les flûtes de Pan montraient le plus souvent, pour les instruments comportant de nombreux tuyaux, deux ou trois “blocs” accolés, chacun avec sa propre décroissance.

L'instrument représenté sur ce sarcophage présente trois “blocs” maintenus entre eux par ce qui pourrait être un éclat de roseau transversal ou une ligature complexe. À titre d'exemple nous proposons un essai de reconstitution.


La scène, composée d'une flûte de Pan, d'un arbre et d'un animal (probablement un bouc), présente une particularité significative. La position de la flûte de Pan est délibérément choisie pour permettre au vent de s'engouffrer dans ses tubes, produisant ainsi des sons. Cette représentation est courante dans l'iconographie des sarcophages paléochrétiens, où une flûte de Pan suspendue à un arbre symbolise de manière sonore la présence du dieu Pan.


L'arbre, vraisemblablement un pin, fournit un autre indice de la présence du vent venant de la droite. Ses branches penchent vers la gauche, et celles exposées au vent sont dépourvues de feuilles. Cette représentation reflète l'influence du Mistral, vent caractéristique d'Arles, située au bord du Rhône. Le Mistral, soufflant environ 130 jours par an avec des vitesses de 30 à 120 km/h, façonne considérablement la végétation locale.

L'animal représenté, s'il s'agit bien d'un bouc, évoque la présence de Pan, dieu des troupeaux, renforçant ainsi le thème pastoral et divin de la scène. 

Le commentaire associé à la représentation 3D du sarcophage mentionne : « Au sol, un lion ou un bélier au pied d’un pin, deux éléments associés à la déesse Cybèle et à son parèdre Attis. » Certes la queue de l'animal est longue et fait penser à celle d'un lion… Mais dans le culte de Cybèle, l'aérophone dominant est la tibia qui est un double hautbois (et non une double flûte comme on le lit trop souvent dans les travaux d'universitaires non musicologues ou de vulgarisateurs). 


L'orgue hydraulique

L'orgue hydraulique hydraulis s'impose comme la continuité technologique de la sýrinx, une flûte de Pan mécanisée en quelque sorte puisque Philon de Byzance écrivait dans la proximité temporelle de l'invention de l'hydraulis par Ctésibios d'Alexandrie au IIIe siècle AEC : « ἐπὶ τῆς σύριγγος τῆς κρουομένης ταῖς χερσίν, ἣν λέγομεν ὕδραυλιν* » / « sur le type de sýrinx qui se joue avec les mains, que nous appelons hýdraulis. » 

Cet instrument de musique révolutionnaire combinait l'eau et l'air pour produire des sons. L'hydraulis mesurait environ deux mètres de haut sur un mètre de large et comportait plusieurs éléments clés :

  • une soufflerie composée de deux pompes cylindriques,
  • un régulateur hydraulique utilisant un entonnoir renversé, immergé dans l'eau pour stabiliser la pression de l'air,
  • un sommier supportant les tuyaux,
  • des tuyaux généralement en bronze,
  • un système de touches pour sélectionner les tuyaux à faire sonner.

Une découverte archéologique majeure a été faite en 1992 à Dion, en Macédoine, où les restes d'un hydraulis datant du Ier siècle ont été mis au jour, comportant 24 tuyaux ouverts, de différentes hauteurs. L'hydraulis a été largement utilisé dans le monde gréco-romain et a posé les bases de l'orgue moderne. Bien que son mécanisme hydraulique ait été abandonné au profit de soufflets mécaniques, cet instrument constitue un témoignage remarquable de l'ingéniosité et de la créativité musicale des anciens.

 

Pour aller plus loin> L'orgue hydraulique gréco-romain

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* Philo Mech. Bel. 61, 77.42f. Thévenot.


Le luth

L'iconographie des luths est rare à l'époque romaine. Le sarcophage de Julia Tyrannia offre une représentation exceptionnelle d'un instrument tricorde à manche court, muni d'une caisse de résonance réalisée avec une carapace de tortue terrestre. Le détourage que nous avons effectué au plus près des contours encore visibles laisse peu de doutes quant à cette assertion. Les trois cordes sont attestées à la fois par la présence de trois chevilles d'accordage et par l'existence d'autres instruments tricordes à cette même époque, connus sous la terminologie impropre de “luth copte” ; l'appellation “luth byzantin”1 serait plus convenable. Sept exemplaires de ce dernier sont parvenus jusqu'au temps présent. Le luth est connu sous l'appellation grecque πανδοΰρα (pandura).

Le bassin méditerranéen abrite principalement quatre espèces de tortues terrestres : la tortue d'Hermann (Testudo hermanni), présente dans le sud de la France, l'Italie, les Balkans et certaines îles méditerranéennes ; la tortue grecque (Testudo graeca), que l'on trouve en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, en Espagne et dans certaines parties de l'Europe du Sud ; la tortue marginée (Testudo marginata), originaire principalement de la Grèce, ainsi que de certaines zones d'Albanie et d'Italie ; et la tortue égyptienne (Testudo kleinmanni), plus rare, présente en Égypte et en Libye.

 

La taille maximale de la carapace de ces tortues varie :

  • la tortue d'Hermann (Testudo hermanni) peut atteindre 28 cm, bien que la plupart des individus soient plus petits ;
  • la tortue grecque (Testudo graeca) peut atteindre jusqu'à 35 cm, avec des variations selon les sous-espèces ;
  • la tortue marginée (Testudo marginata) est la plus grande, avec une taille maximale d'environ 40 cm ;
  • la tortue égyptienne (Testudo kleinmanni) est la plus petite, ne dépassant généralement pas 15 cm.

Compte tenu de la petite taille de la tortue égyptienne, ce candidat semble exclu de facto.

Le luthier Benjamin Simão de l'atelier Trinoxamoni propose une reconstitution de ce luth sur la base des proportions de l'exemplaire du sarcophage. Compte tenu de la protection actuelle des tortues du pourtour méditerranéen2, le luthier a réalisé une caisse de résonance en bois, imitant une carapace de tortue. Les chevilles ont été organisées à la manière des “luths byzantins”, dits aussi “luths coptes”.

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1. Vendries, C. (2012). Autour du luth d’Antinoé. Musique et culture dans l’Égypte byzantine. In F. Calament, R. Eichmann & C. Vendries (Éds.), Le luth dans l’Égypte byzantine : La tombe de la “Prophétesse d’Antinoé” au musée de Grenoble (Orient-Archäologie, 26, pp. 101-133. Rahden/Westf. : Verlag Marie Leidorf.
2. Convention de Berne (1979), Convention de Washington (CITES, 1973), Directive Habitats-Faune-Flore de l'UE (1992) et certaines législations locales.



La lyre

Cette lyre semble robuste ; sa taille et son poids la destinait peut-être à être posée sur un support, ainsi que représenté sur le sarcophage, ou bien jouée da gamba. La présence d'un cordier étroit attesterait d'un nombre limité de cordes (non représentées) grattées avec le plectre visible à gauche de l'instrument. La présence de ce cordier est pour le moins étonnante car habituellement, les cordes s'enroulent autour d'un joug. Compte tenu de la précision avec laquelle le sculpteur a représenté les trois autres instruments, il est difficile d'arguer d'une mécompréhension organologique de sa part. Il pourrait alors s'agir d'un instrument hydride entre la cithara et la phorminx grecque.

Ce nombre limité de cordes est attesté par les textes grecs anciens. Le fragment 113 d'Anacréon (VIe s. av. J.-C.) nous livre un témoignage précieux avec sa mention d'une phorminx à quatre cordes (φόρμιγγι τετρατόνῳ), illustrant l'usage archaïque du tétracorde comme base de l'harmonie grecque, également chez les Romains. Cette pratique se retrouve dans la tradition musicale rapportée par Pline l'Ancien (Histoire Naturelle VII, 204) : "Terpander septem chordis lyram auxit" ("Terpandre augmenta la lyre à sept cordes"), montrant que les Romains conservaient la mémoire des débats grecs sur l'évolution organologique des instruments — depuis les quatre cordes originelles jusqu'aux sept cordes classiques. La permanence de cette référence au modèle tétracordal, depuis le texte grec d'Anacréon ("τετρατόνῳ φόρμιγγι λαλεῦντα" - "faisant chanter la phorminx à quatre cordes", trad. J.M. Edmonds) jusqu'aux sources latines, atteste de la vitalité de cette tradition musicale dans l'ensemble du monde antique*.

Bien que le nombre exact de cordes de cette lyre nous échappe, tout porte à croire qu'il était restreint, réduisant son usage à un rôle accompagnement plutôt que de soliste.

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*Réf : Anacréon, fr.113 ; Pline l'Ancien, HN VII,204 ; West, M.L., Ancient Greek Music, 1992 ; Barker, A., Greek Musical Writings, 1984.


Éducation musicale des jeunes filles de l'élite romaine

Les sources latines des premiers siècles de l'Empire révèlent une réalité nuancée de l'éducation musicale féminine dans les hautes sphères de la société romaine. Plus qu'un simple ornement, la pratique musicale constituait une composante importante de la formation des jeunes patriciennes et filles de l'ordre équestre (ordo equester), comme en témoigne Pline le Jeune dans sa lettre III, 1 évoquant Minicia, "ornée de tous les arts que son sexe et son âge pouvaient acquérir". Ce passage funèbre, loin d'être isolé, s'inscrit dans une tradition où la musique participait à l'idéal de la matrone cultivée.

L'enseignement musical féminin se structurait autour de plusieurs disciplines claires. La maîtrise de la cithara apparaît comme la compétence la plus prestigieuse, à en juger par les critiques mêmes de Juvénal (Satires VI, 246-267) qui raille ces femmes capables de "composer sur sa petite cithare des vers sublimes". Cette pratique instrumentale s'accompagnait nécessairement de l'étude du chant, comme le confirme Apulée (Métamorphoses II, 7) décrivant une "jeune fille tenant une cithara [chantant] d'une voix perçante" lors d'un banquet.

Les sources épigraphiques viennent compléter ce tableau. L'épitaphe CIL VI, 33929 de Claudia Hesperis, "très experte en musique", morte à 18 ans, atteste de formations poussées, probablement dispensées par des pédagogues grecs comme le suggèrent plusieurs autres inscriptions funéraires. Aulu-Gelle (Nuits Attiques I, 11) confirme cette réalité en mentionnant des "jeunes filles nobles exercées dans les arts musicaux" interprétant des vers grecs.

L'éducation musicale répondait à des finalités sociales précises. Quintilien (Institution Oratoire I, 10) recommande ainsi que "les jeunes filles ne négligent pas la musique", soulignant son importance dans la formation des futures épouses de l'élite. Cette formation visait autant l'agrément domestique (comme en témoignent les fresques pompéiennes montrant des musiciennes privées) que la participation à certains rites religieux, particulièrement dans les cultes à Isis ou Cybèle.

La réalité archéologique, notamment à travers les sarcophages de musiciennes ou les instruments miniatures retrouvés dans des contextes funéraires juvéniles (comme la tombe de Crepereia Tryphaena), confirme la diffusion de cette pratique parmi l'élite féminine. Pourtant, comme le note Juvénal, cette éducation musicale restait encadrée par des normes sociales strictes - une virtuosité trop marquée pouvant devenir suspecte.

Entre héritage grec (visible dans la persistance des références à Sappho) et adaptation romaine, l'éducation musicale des jeunes filles de l'élite apparaît ainsi comme un marqueur culturel subtil, à la croisée de l'otium hellénistique et des valeurs traditionnelles de la matronalité romaine. Les sources, tant littéraires qu'épigraphiques, dessinent le portrait d'une pratique socialement valorisée mais soigneusement dosée, reflet des tensions d'une société impériale en pleine évolution culturelle.


Profil hypothétique de Julia Tyrrania

Julia Tyrrania, jeune femme de la société aisée d'Arelate au IIe ou IIIe siècle apr. J.-C., nous est connue par son sarcophage orné d'instruments de musique et son épitaphe touchante qui la décrit comme "un exemple pour les autres femmes tant par sa vertu que par ses principes". Fille d'un certain Lucius et épouse de Laurentius, elle mourut prématurément à 20 ans et 8 mois, probablement peu après son mariage, peut-être des suites d'un accouchement, comme le suggère l'absence de mention d'enfants dans l'inscription funéraire commandée par son beau-père Autarcius. La qualité du sarcophage en calcaire blanc, la finesse de sa décoration musicale et le soin apporté à son épitaphe révèlent le statut social élevé de sa famille, probablement membre de l'ordre équestre ou de la bourgeoisie municipale prospère d'Arles, alors important port romain. La présence des instruments musicaux, notamment la lyre, atteste d'une éducation soignée, conforme aux standards des jeunes filles de bonne famille qui recevaient une formation artistique incluant musique, poésie et peut-être même danse. Son statut de modèle de vertu, souligné dans l'épitaphe, et son intégration réussie dans sa nouvelle famille par mariage en font l'archétype de la matrone idéale, tandis que la référence à la musique pourrait également évoquer une participation à des cultes féminins locaux, peut-être ceux de Cérès ou de Cybèle où les instruments jouaient un rôle rituel. La jeunesse de Julia à sa mort, la douleur familiale perceptible dans l'inscription et l'investissement dans un monument funéraire de qualité font de ce sarcophage bien plus qu'une simple sépulture : un témoignage émouvant sur les valeurs, les aspirations et les tragédies intimes d'une famille de l'élite arlésienne sous l'Empire romain, où l'éducation artistique des jeunes femmes, leur rôle social et leur mémoire familiale s'entremêlaient dans la pierre pour l'éternité. 


Musique des divinités et des morts

L'étude conjointe des instruments représentés sur le sarcophage de Julia Tyrrania et de ceux attestés dans les cultes de Cérès et Cybèle révèle une dichotomie entre pratique cultuelle et symbolisme funéraire dans la Rome impériale de cette époque. Le sarcophage de Julia Tyrannia présente une iconographie musicale raffinée — syringa, hydraulis, pandura et cithara (ou phorminx ?) — qui contraste singulièrement avec les instruments utilisés dans les rites de Cérès (tibiae et tympanum) et de Cybèle (cymbala et tibiae Phrygiae). Cette apparente contradiction s'éclaire lorsqu'on comprend que les sarcophages ne documentent pas des pratiques religieuses concrètes, mais proposent une transposition artistique et philosophique de la musique comme métaphore de l'harmonie éternelle.

Les instruments du sarcophage de Julia Tyrrania, soigneusement sélectionnés, forment un répertoire savant qui renvoie à différentes facettes de la culture des élites gallo-romaines. La flûte de Pan (syringa) évoque le monde bucolique des Champs Élyséens, tel que Virgile le dépeint dans ses Bucoliques. L'orgue hydraulique, invention hellénistique perfectionnée par les Romains, symbolise à la fois le progrès technique et la permanence du flux vital. La pandura, luth d'origine orientale, témoigne de l'ouverture au monde hellénistique, tandis que la lyre, attribut d'Apollon, incarne l'équilibre classique et l'immortalité de l'âme. Cet ensemble éclectique dessine une conception philosophique de la musique comme langage de l'au-delà, bien éloignée des réalités sonores des cultes publics.

Dans les rites de Cérès et Cybèle, la musique répond à des impératifs différents. Pour Cérès, déesse des moissons, les tibiae au son doux et mesuré accompagnent les processions des matrones lors des ludi Cereales, comme Ovide le décrit dans ses Fastes. Leur rythme régulier épouse le cycle des saisons et le travail agricole. À l'opposé, le culte de Cybèle, d'origine phrygienne, utilise les cymbales et les tambourins pour créer une ambiance frénétique propre à induire des états modifiés de conscience, comme en témoignent les descriptions vives de Lucrèce et d'Apulée. Ces instruments, aussi bruyants que ceux du sarcophage sont harmonieux, servent précisément à rompre avec le monde ordinaire pour accéder à l'extase mystique.

Cette opposition apparente entre musique funéraire et musique cultuelle s'explique par la différence fondamentale de leurs fonctions. Les cultes demandent une musique opérative, capable de modifier les états de conscience ou de rythmer les cérémonies. L'art funéraire, lui, propose une musique idéelle, image de l'âme harmonisée dans l'au-delà. Un même individu pouvait parfaitement participer de son vivant aux rites bruyants de Cybèle tout en choisissant pour son tombeau une représentation apollinienne de la lyre, les deux approches n'étant pas contradictoires mais complémentaires dans l'esprit romain.

Le cas de Julia Tyrrania illustre cette synthèse culturelle. Si rien ne prouve sa participation aux cultes de Cérès ou Cybèle, la présence simultanée de la lyre (symbole d'ordre apollinien) et de la syrinx (évocation des mystères bucoliques) sur son sarcophage pourrait refléter une piété discrète, compatible avec les Thesmophories ou une sensibilité orphique. Plus fondamentalement, ces instruments traduisent l'éducation raffinée d'une jeune femme de l'élite gallo-romaine, pour qui la musique représentait à la fois un marqueur social et une promesse d'harmonie éternelle.

Ainsi, loin de s'opposer, les deux répertoires instrumentaux — celui des cultes et celui des sarcophages — révèlent la richesse du langage musical dans l'Empire romain. D'un côté, une musique rituelle, concrète et efficace ; de l'autre, une musique symbolique, idéalisée et eschatologique. Cette dualité reflète la capacité de la civilisation romaine à intégrer des traditions diverses tout en maintenant une distinction claire entre les sphères du sacré, du social et de l'au-delà. Le sarcophage de Julia Tyrrania, par son programme iconographique savant, nous offre un témoignage exceptionnel sur cette conception complexe où la musique, à la fois art et symbole, accompagnait les Romains de la vie à la mort et au-delà.


Instruments des cultes de Cérès et Cybèle

Les cultes romains de Cérès et Cybèle employaient des instruments distincts, clairement identifiés dans les textes anciens. Pour Cérès, déesse des moissons, les sources mentionnent principalement les tibiae (double hautbois, équivalent de l'aulos grec) et le tympanum (tambour sur cadre, appelé aussi tambourin dans les traductions littéraires). Ovide dans ses Fastes (IV, 393-394) décrit les cérémonies où "cantat et ad tibicen verticibus summa coronis" ("On chante au son des tibiae, couronnes de fleurs sur la tête"), montrant l'importance des ces instruments puissants dans les rites agricoles. Varron (De Re Rustica I, 2, 19-20) confirme cet usage cultuel : "In sacris Cereris tibias audimus" ("Dans les rites de Cérès, nous entendons les tibiae").

Le culte de Cybèle, d'origine phrygienne, utilisait une instrumentation plus variée et bruyante. Lucrèce (De Natura Rerum II, 618-620) évoque l'atmosphère des processions : "tympanum tonat et cymbala circum concava" ("Le tympanum résonne et les cymbales creuses tout autour"), décrivant les percussions caractéristiques. Apulée (Métamorphoses VIII, 27) mentionne les "tibiae Phrygiae cantus lacerant" ("Les tibiae phrygiennes déchirent l'air de leurs sonorités"), soulignant le caractère strident de la musique métroaque.

Les inscriptions apportent des précisions supplémentaires. Le CIL VI, 2256 documente la présence de "cymbalistriae et tympanistriae" ("joueurs de cymbales et de tympanons") dans les processions de la Magna Mater à Rome. Prudence (Peristephanon X, 1006-1010) rappelle cette tradition : "aes crepitans, tympana et cymbala circumstrepunt" ("L'airain résonnant, les tympanons et les cymbales retentissent tout autour").

Ces textes révèlent une opposition acoustique significative entre les deux cultes. Catulle (Poème 63, 21-22) la résume parfaitement : "tympana tubis concrepant Phrygia cum tibia" ("Les tympanons résonnent avec les tuba et la tibia phrygienne"), contrastant les instruments des deux déesses. Virgile (Géorgiques I, 346) associe quant à lui les tibiae aux rites champêtres de Cérès : "et matutinis tibia cantet in agris" ("Et que la tibia chante dans les champs matinaux").

L'étude précise de ces sources permet de reconstituer les paysages sonores de ces cultes majeurs. Les tibiae et tympanum de Cérès répondaient aux cymbala et tibiae Phrygiae de Cybèle, chaque ensemble instrumental créant une atmosphère propre aux célébrations de ces divinités.