La harpe angulaire


La harpe angulaire, instrument emblématique des civilisations anciennes eurasiatiques, incarne à la fois l'ingéniosité technique et la richesse culturelle des sociétés qui l'ont façonnée. Apparue en Mésopotamie aux alentours du IIᵉ millénaire avant notre ère, cette harpe se distingue par sa structure caractéristique : un manche formant un angle variable avec la caisse de résonance. Ce type de harpe a traversé les époques et les régions, s'imposant dans tout l'Orient antique et jusqu'en Asie, avant de s’effacer progressivement au cours des siècles. À travers les traces qu’elle a laissées – iconographies, vestiges et récits –, la harpe angulaire permet aux chercheurs d’explorer les pratiques musicales et les échanges culturels d’un passé lointain. Ce KIT vous invite à plonger au cœur de l’histoire de cet instrument fascinant, entre traditions artisanales et innovations musicales.

 

Textes, photos, vidéos © Patrick Kersalé 2022-2025, sauf mention spéciale. Dernière mise à jour : 8 février 2025.



Introduction

Harpe à positionnement vertical. Konghou d'après une peinture sur soie de Qiu Ying. 1494–1552.
Harpe à positionnement vertical. Konghou d'après une peinture sur soie de Qiu Ying. 1494–1552.

La harpe angulaire — dite aussi « harpe ouverte » par opposition à la harpe à cadre ou « harpe fermée » — se distingue des autres typologies par son manche formant un angle variable (de c. 30° à 90°) avec le résonateur. 

Les premières harpes angulaires font leur apparition en Mésopotamie vers 1900 AEC. Elles se propagent ensuite à travers l'Orient antique et une partie de l'Asie avant de disparaître au XVIIe siècle.

 

 

Harpe assyrienne positionnée horizontalement. La main droite gratte les cordes avec un plectre tandis que la main gauche étouffe les cordes qui ne doivent pas sonner. © Louvre.
Harpe assyrienne positionnée horizontalement. La main droite gratte les cordes avec un plectre tandis que la main gauche étouffe les cordes qui ne doivent pas sonner. © Louvre.

Dans la littérature, les termes « harpe verticale » et « harpe horizontale » sont souvent employés. Cependant, il est préférable d’utiliser les expressions « harpe à positionnement vertical » ou « harpe à positionnement horizontal », car l’organologie se concentre sur la structure de l’instrument plutôt que sur sa position lors de son utilisation.

Un exemple classique en ethnomusicologie est celui de la flûte ney, souvent appelée « flûte oblique ». Cependant, cette appellation ne décrit que sa position de jeu, qui peut parfois être verticale plutôt qu’oblique. De même, le tambour-sablier tama d’Afrique subsaharienne, couramment surnommé « tambour d’aisselle » en raison de sa tenue fréquente sous l’aisselle, est en réalité joué dans des configurations diverses.

  • Harpe à positionnement vertical : Équipées de 15 à 25 cordes, elles sont généralement jouées en pinçant les cordes avec les doigts. Leur position verticale permet au musicien d’avoir les deux mains libres, puisque l’instrument s'appuie contre son corps.
  • Harpes à positionnement horizontal : Dotées de moins de 10 cordes, elles sont pincées avec les doigts ou grattées à l’aide d’un plectre. Le musicien tient l'instrument sous le bras gauche, laissant la main droite jouer les cordes tandis que la main gauche peut étouffer celles qui ne doivent pas vibrer. Cette technique existe aujourd'hui encore dans le jeu de la lyre simsimyia.

Orient antique

En Mésopotamie, les premières représentations de harpes angulaires peuvent être observées dans des reliefs datant des deuxième et premier millénaires AEC. En Égypte, l’introduction de la harpe angulaire s’est produite environ cinq siècles plus tard, au XVe s. AEC, où elle a coexisté avec diverses types de harpes arquées.



Grèce antique

Les représentations de harpes, toutes typologies confondues, sont rares dans la Grèce antique comparativement à celles de la lyre. Dans les peintures sur vase, des harpes angulaires à corps courbé apparaissent dès la seconde moitié du Ve s. AEC. La poésie mentionne, dès le début du VIe s. AEC, un instrument appelé pektis, d’origine lydienne. Des auteurs attiques ultérieurs évoquent également un instrument à plusieurs cordes appelé trigonon ou trigonos (τρίγωνος, litt. « triangulaire »), qui pourrait correspondre à la harpe angulaire.

Dans le monde hellénistique tardif, ce ne sont pas les harpes grecques qui ont connu une large diffusion, mais les harpes angulaires orientales, propagées dans une forme presque uniforme et standardisée.
Certaines représentations iconographiques montrent des harpes angulaires équipées d’une « colonne », transformant leur classification organologique de harpes ouvertes en harpes fermées. Cette colonne avait pour rôle de renforcer la structure globale et de stabiliser l’accord. En effet, il est facile de comprendre que la variation de tension d’une corde, particulièrement dans le registre grave, pouvait perturber l’accord général de l’instrument.



Égypte antique

La période lagide, marquée par la domination des Ptolémées en Égypte (305-30 AEC), fut un âge d’or pour les échanges culturels et artistiques. Au croisement des influences égyptiennes traditionnelles, grecques et orientales, la musique occupait une place centrale dans la vie sociale et religieuse. Parmi les instruments emblématiques de cette époque, la harpe angulaire (ou harpe trigone) s’est imposée comme un symbole d’élégance et de raffinement, reflétant les goûts cosmopolites de la cour lagide.

La harpe trigone s’inscrit dans une longue tradition d’instruments à cordes en Égypte. Elle marque une rupture culturelle, se distinguant des antiques harpes arquées qui dominaient depuis l'Ancien Empire. Introduite par des influences venues du Proche-Orient et popularisée par les échanges avec les Grecs, la harpe trigone représente une évolution organologique majeure.

Dans les cours des Ptolémées, la harpe trigone était utilisée aussi bien dans les rituels religieux que dans les divertissements aristocratiques. Elle accompagnait souvent les poésies chantées, les danses et les cérémonies qui mêlaient traditions égyptiennes et innovations grecques. Les représentations iconographiques de l’époque montrent des musiciens jouant de la harpe trigone en position verticale, leurs doigts pinçant délicatement les cordes. Le lien entre cet instrument et les pratiques cultuelles est également attesté par des scènes figurant dans des temples, où il est utilisé pour honorer les dieux. On la trouve le plus souvent aux mains du dieu Bès.

Avec la chute des Ptolémées et l’intégration de l’Égypte dans l’Empire romain, la harpe trigone commença à décliner. Les transformations culturelles et l’apparition de nouveaux styles musicaux l’éclipsèrent progressivement. 



Rome antique

Les représentations de harpes dans la Rome antique sont rares. Une découverte récente, issue des fouilles du site de la Verrerie sur la rive droite du Rhône à Arles, a révélé la Maison de la Harpiste, une demeure romaine exceptionnelle datant de 70 à 50 AEC. Parmi les trouvailles, une peinture remarquable représente une femme portant sur son épaule une harpe dont la classification organologique demeure incertaine pour plusieurs raisons :

  • La position de jeu semble davantage relever d’une mise en scène artistique que d’une représentation réaliste.
  • L’image, partiellement endommagée, ne permet pas de trancher entre une harpe arquée ou une harpe angulaire.

Avec une touche d’humour, on pourrait dire que cet instrument résulte de l’union improbable entre une carpe et un lapin !



Zone steppique

Lors de fouilles réalisées en bordure de la steppe eurasienne, sur le site de Pazyryk dans l'Altai, ainsi qu’au Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine, plusieurs harpes remarquablement bien conservées ont été découvertes, datant du Ve au IVe s. AEC. Leur construction et leur forme sont proches de celles des harpes angulaires horizontales présentes sur les reliefs assyriens datant d’environ 700 AEC. La principale différence réside dans le fait que, contrairement aux harpes assyriennes à neuf cordes, celles retrouvées dans ces régions en possèdent cinq. Selon certaines hypothèses, ce type de harpe assyrienne aurait pu se diffuser dans les steppes par l’intermédiaire des Scythes et d’autres peuples nomades équestres.



Perse et islam

La musique occupait une place particulièrement importante dans l’Empire sassanide, centré sur l’Iran. Parmi les nombreux instruments utilisés à cette époque, la harpe tenait un rôle de premier plan. Les données iconographiques suggèrent que la harpe était associée à la dignité royale, symbolisant prestige et raffinement.

Au sein de l'Empire sassanide, le type de harpe prédominant était celui hérité de l’ère hellénistique, encore largement en usage. Cependant, vers la fin de cette période, aux alentours de 600 EC, une évolution notable se produit avec l’émergence d’un type de harpe dite « légère ». Cette forme allégée, plus compacte et maniable, était connue sous le nom de čang.

Avec la conquête islamique, le čang devint un instrument emblématique et s’imposa dans l’ensemble du monde musulman. Depuis l’Iran, il se diffusa à travers les territoires islamisés, atteignant même l’Espagne andalouse, où il contribua à enrichir le patrimoine musical local.



Diffusion vers l'Asie de l'Est

La harpe angulaire a suivi les routes de la soie vers l’est, atteignant la Chine entre 200 AEC et 200 EC. Le bouddhisme a adopté cet instrument et l’a diffusé jusqu’en Extrême-Orient, notamment en Chine, en Corée et au Japon.

Pendant la dynastie Han, la Chine s’est intégrée aux réseaux commerciaux de la route de la soie, dont la partie occidentale traversait des régions où la harpe était déjà bien implantée. Grâce aux musiciens itinérants et aux marchands, l’instrument s’est progressivement propagé plus à l’est. Ce processus peut être suivi en analysant les représentations de harpes trouvées le long des routes de la soie.

En Chine, l'âge d’or de la harpe angulaire correspond à la dynastie Tang. Bien que la harpe ait reçu divers noms en Chine, en Corée et au Japon, l’instrument demeura pratiquement identique ; il était, dans ces régions, associé à la pratique du bouddhisme.

La harpe angulaire est connue sous le nom de konghou (chinois : 箜篌 ; pinyin : kōnghóu). Elle s'est éteinte sous la dynastie Ming (1368-1644).

Cependant, avec le déclin du bouddhisme en Chine sous la dynastie Song, c. 1100 AEC, la harpe angulaire, comme de nombreux autres instruments exogènes, a disparu du paysage musical chinois. Ce recul reflète non seulement des changements religieux, mais aussi des transformations culturelles et esthétiques dans l’art musical de l’Asie de l’Est.


Le çeng ottoman


Le çeng ottoman trouve son origine dans le čang iranien, introduit dans l'Empire ottoman avant d'y être adapté et transformé. Au fil du temps, il a évolué pour devenir un instrument emblématique de la culture ottomane, particulièrement prisé entre le XVe et le XVIIe siècle. Des manuscrits persans du XIVe siècle, comme le Kenzü't-Tuhaf, ainsi que des œuvres poétiques comme le Çeng-name d'Ahmed-i Dâ'i, témoignent de son importance culturelle et artistique.

Dans l'Empire ottoman, le çeng etait joué aussi bien par des hommes que par des femmes. Il accompagnait des récitations poétiques, des discussions savantes et des cérémonies soufies, où sa musique était considérée comme un moyen de transcendance spirituelle. Les miniatures ottomanes, comme celles du Süleymanname ou du Surnâme-i Hümâyûn, montrent le çeng dans des contextes variés, reflétant son rôle central dans la vie culturelle de l'époque.

Il existait deux types de çeng : le kucak çengi, une petite harpe jouée assise, et le açık hava çengi, une harpe plus grande jouée debout. Ces instruments étaient souvent richement décorés, avec des caisses de résonance droites ou courbes, cette dernière étant plus courante dans les représentations iraniennes et arabes.


Après avoir presque disparu au XVIIe siècle, le çeng connaît un regain d'intérêt depuis la fin du XXe siècle. Des artisans et des musiciens, comme Fikret Karakaya en Turquie, ont reconstruit l'instrument en s'inspirant de descriptions historiques et de miniatures anciennes. Aujourd'hui, des harpistes comme Şirin Pancaroğlu explorent les possibilités musicales du çeng, fusionnant traditions anciennes et innovations modernes.

Les versions contemporaines du çeng intègrent des mécanismes de réglage avancés, similaires à ceux du qânun, permettant des techniques comme le bend (modulation de la hauteur des notes). Ces adaptations modernes ont permis au çeng de retrouver une place dans les concerts et les enregistrements, tout en conservant son essence traditionnelle.



Les cousins du çeng

Le çeng a également des cousins dans d'autres cultures, notamment le changi, aujourd’hui préservé uniquement dans la région montagneuse de Svanétie, à l’ouest de la Géorgie. Cet instrument est principalement fabriqué en résineux comme le sapin ou le pin. Le changi est doté de 6 ou 7 cordes. Il est majoritairement joué par les femmes, servant essentiellement d’instrument d’accompagnement du chant. Pour les performances individuelles, un seul changi est généralement employé. Cependant, il n’était pas rare de l’associer à la vièle chuniri.

Le changi est empreint d’une forte dimension émotionnelle. On le surnommait l’« instrument du chagrin », car il était souvent joué pour réconforter les personnes traversant des moments difficiles, notamment un deuil. Selon une légende, le changi serait né de la douleur d'un père ayant perdu son fils à la guerre. Il est inscrit au patrimoine culturel immatériel de la Géorgie en 2015.


D'autres instruments similaires, comme l'ayumaa abkhaze, le duadastanon ossète et le tor-sapl-yukh mansi, témoignent de la diffusion des harpes angulaires à travers l'Eurasie. Ces instruments, souvent associés à des récits épiques ou à des rituels, soulignent l'universalité de la harpe comme moyen d'expression émotionnelle et spirituelle.



Bibliographie

  • Kilmer, Anne Draffkorn. The Harps of Ancient Mesopotamia. Journal of the American Oriental Society, 1974. Une étude approfondie des premières harpes angulaires et de leur rôle dans la culture mésopotamienne.
  • Marcuse, Sibyl. A Survey of Musical Instruments. Harper & Row, 1975. Une analyse détaillée des instruments anciens, incluant les harpes angulaires, leur classification et leur évolution.
  • Lawergren, Bo. The Spread of Harps Between the Near and Far East During Antiquity. Bulletin of the Asia Institute, 1995. Cet article retrace la diffusion des harpes angulaires à travers les routes commerciales et leur adoption dans diverses cultures.
  • Hickmann, Hans. Musikgeschichte in Bildern: Altägypten. Leipzig, 1961. Un ouvrage de référence sur les instruments égyptiens, y compris les harpes angulaires, et leur contexte historique.
  • Dournon, Geneviève. L’Organologie: Science des Instruments de Musique. PUF, 1992. Une introduction à l'organologie qui aborde les harpes angulaires et leur classification.